Nous devrions apprendre à moins juger nos congénères

Avant-propos : Clément Viktorovitch, célèbre professeur de rhétorique sur les internets, a fait une très bonne chronique sur les biais qui induisent les comportements de jugement que je dénonce dans ce billet. Je vous incite très fortement à le regarder avant de critiquer celles et ceux qui, à vos yeux, ne respectent pas le confinement : https://www.youtube.com/watch?v=JY6pBA3xyL0

La suspension du jugement (épochè, pour qui veut se la raconter), est, en zététique, une étape essentielle de la pensée critique. Elle désigne la suspension de toute affirmation, favorable ou défavorable, sur un sujet pendant le temps de l’analyse du-dit sujet, avant de se faire une opinion.

Depuis que le gouvernement a décrété le confinement, je vois paraître, çà et là, des comportements qui, sincèrement, me font froid dans le dos. Il y a, bien évidemment, les cas extrêmes de personnes qui adoptent des comportements délateurs comme ceux que l’on pouvait observer sous l’occupation. Ainsi, un article de France 3 Régions indique qu’à Strasbourg, « les appels au 17 pour délation explosent ». Mais, beaucoup plus banalement — et beaucoup plus vicieusement, aussi — on observe un peu partout sur les réseaux sociaux des petites réflexions, des petites phrases passives-agressives — bref, des jugements — sur la façon dont les gens vivent leur vie. Comment ils et elles passent leur temps. Combien de fois par jour ils et elles sortent le chien (comparé à avant), ce qu’ils et elles achètent au supermarché…

Et je vais être franc avec vous : cela me terrifie. Ce manque de compréhension, ce manque d’empathie, cette incapacité à se mettre à la place des autres me terrifie.

Il y a un fait que je tiens pour vrai depuis très longtemps et que mon hyperactivité m’a appris dans la douleur : nous sommes toutes et tous différents. Et je ne dis pas ça, ici, comme une espèce d’ode insipide à la tolérance, façon Disney. Non, je le dis comme un constat brutal, violent, car si évident et pourtant si difficile à accepter pour beaucoup de monde.

Lorsque j’étais adolescent, mes troubles de l’attention ont atteint un pic remettant gravement en question ma scolarité. J’ai réussi à avoir le bac — avec une moyenne pas folle — mais ma chance n’a pas duré beaucoup plus longtemps. Et après deux ans d’études supérieures, je n’ai eu d’autre choix que d’abandonner mes études. À ce moment-là, et bien que je commençais à pouvoir mettre des mots sur ce que je ressentais, j’ai dû faire face à l’incompréhension, la déception — la colère, même — de mes parents qui étaient persuadés que j’avais pris le sujet par-dessus la jambe et que je ne m’étais pas donné les moyens de réussir. Comme si tout ceci n’était qu’une question de volonté.

Aujourd’hui encore malgré un diagnostic hospitalier et un traitement au long cours qui m’a permis de reprendre — avec succès — mes études, ma mère refuse encore d’admettre s’être trompé et continue de m’affirmer que j’aurais pu, si je m’étais forcé. Pouvez-vous imaginer la violence d’avoir un mur en face de soi ? Une personne qui refuse de comprendre, qui refuse, même, d’essayer ? Qui refuse d’écouter ? Pouvez-vous comprendre la détresse d’une personne qui appelle sa mère à l’aide, qui dit « je n’arrive pas à me concentrer ! » et qui reçoit, pour toute réponse : « force-toi ! Quand on veut, on peut ! »

C’est ça, la différence dans toute sa brutalité.

Mais l’avantage, c’est que ça met du plomb dans la tête. Ça donne de nouvelles perspectives sur le monde. Ça fait comprendre qu’il n’existe pas de « volonté ». Nous sommes prisonniers de nos déterminismes, sur lesquels nous n’avons de contrôle que marginalement. Et ces déterminismes, oh, qu’ils sont nombreux ! Ainsi, lorsqu’une situation aussi exceptionnelle, à l’échelle d’une vie, qu’un confinement sur l’ensemble du territoire d’un pays arrive, il convient de comprendre que tout le monde ne va pas le vivre de la même façon.

Personnellement, je suis plutôt introverti. Rester chez moi de longues semaines en ne sortant qu’anecdotiquement, pour faire les courses, n’est pas un problème. Tout au plus, ça me chagrinera au bout de quelques semaines parce que — quand-même — j’aurais bien aimé aller un peu en ville, boire un verre avec les potes. Sauf que tout le monde n’est pas moi. Et si je suis une personne que les relations sociales peuvent vite épuiser — au point de ressentir le besoin de rester seul plusieurs jours chez moi ensuite — tout le monde n’est pas comme moi. Et il existe des personnes pour qui voir des gens régulièrement, sortir, s’amuser — quotidiennement, même ! — est un besoin vital. Et c’est ainsi qu’en période de confinement, toute excuse devient bonne pour voir des gens. Des trucs aussi bêtes qu’aller acheter du matériel de bricolage. Et il serait aisé de critiquer ces personnes qui sortent faire des achats que nous, personnellement, jugeons futiles. Mais que savons-nous de leur vie ?

Épochè…

Peut-être ces personnes vivent très mal le confinement. Peut-être ont-elles besoin de s’occuper frénétiquement pour ne pas sombrer dans la dépression. Peut-être que, oui, repeindre sa chambre n’est pas la chose la plus urgente à faire en temps de crise. Mais sommes-nous vraiment bien placés pour juger de la légitimité d’une activité ? Et si repeindre sa chambre n’était qu’un prétexte ? Un prétexte pour ne pas devenir fou ? C’est ça ou autre chose. Peut-être, même, est-ce ça ou mourir ? Les conséquences d’un confinement sur la psyché peuvent être inattendues. En Asie, suite à la pandémie de coronavirus SARS-CoV-1 de 2003, certaines personnes ont développé des TOC, voire des troubles de stress post-traumatiques. Un syndrome que l’on retrouve classiquement chez les anciens combattants et les victimes de catastrophes naturelles. Voilà. Ça peut aussi être ça, les conséquences d’un confinement. Ça et d’autres joyeusetés.

Alors la prochaine fois que vous croiserez une personne dont vous désapprouvez les sorties, faites preuve de charité et suspendez votre jugement. Car vous ne savez probablement pas tout — peut-être même rien du tout — de ce qui se passe dans sa tête.

Déjà 16 avis pertinents dans Nous devrions apprendre à moins juger nos congénères

  • Gilles
    Bonjour
    je suis un peu comme toi, très social pourtant mais il ne m’en faut pas trop. Et je reste parfois assez longtemps sans sortir de la maison
    Donc on pourrait penser que le confinement n’est pas trop un problème pour moi.

    Oui mais voila, j’ai développé avec le temps une phobie d’être bloqué (ascenseur, bouchon, foule, grande ville …)
    Résultat : une belle crise d’angoisse au tout début du confinement. La seule solution qui me calme, c’est de marcher
    Du coup, pas trop le choix, j’ai marché (vive les chemins) pendant quelques jours, tout en respectant les distances de sécurité évidemment.
    Ca s’est calmé depuis même si j’ai eu une nouvelle crise plus petite les jours derniers.
    Je ne me plains pas, j’ai des conditions extrêmement favorables par rapport à d’autres.

    Autre exemple : mon papa a lui aussi fait une crise d’angoisse, la première de sa vie à 85 ans. Il a pas compris ce qui lui arrivait. Trop de télé

    Donc oui, on est tous différents. On vit tous différemment ce confinement, seul, en couple, avec des enfants, plus ou moins bien
    Bon courage à tous

  • Merci pour cet article. La critique est tellement rapide. Cela me fait penser à l’Erreur fondamentale d’attribution : On juge les autres sur leur action unique, alors qu’on s’évalue soi-même en tenant compte des raisons qui nous ont poussé à agir ainsi. Au lieu de perdre du temps à juger toutes les possibilités, on prend un raccourci, la personne est malpolie.
  • Et oui, nous sommes tellement plus qu’une image, chacun se construit selon ses bagages, son environnement et sa particularité, selon ce qu’il tire de ses expériences..heureusement, nous ne sommes pas emprisonnés dans nos croyances, conditionnements, l’épigénétique et l’expérience directe le démontrent.
    Pouvoir prendre du recul et observer objectivement, c’est déjà devenir plus conscient, plus libre, et aller vers davantage d’autonomie, selon moi, d’abord affective. Et au passage, le juge-ment…
  • Je pense qu’il faut voir autre chose, notamment le fait qu’il y ait des personnes dont on force à aller bosser et risquer leurs vies, et que en contre partie ceux qui ont la chance de rester chez eux, ne font que sortir pour de faux prétextes.

    Je suis ni médecin, ni militaire, et pourtant je dois aller bosser, quoique moi j’ai trouvé une parade pour rester chez moi, mais quand je vois les gens sortirent 20 fois le chien alors qu’avant le pauvre clebs restait chez lui et n’avait de sortie que deux fois dix minutes (un le matin et l’autre le soir), d’autres encore qui prennent des chiens justement pour avoir une raison de sortir, d’autres encore qui se mettent aux « sport » pour sortir… Et à coté de ça il y a ceux a qui on ne dit pas de rester chez eux mais d’aller risquer leurs vies…

    Je dis un peu de respect à ceux qui doivent aller continuer de bosser, et si vraiment ces gens qui se moquent du confinement veulent sortir, et bien ils ont qu’a faire aider en prenant la place de ceux qui aimeraient rester chez eux.

  • Augier, désolé mais moi on m’oblige a aller travailler alors que j’aimerai bien respecter le confinement pour au moins proteger mes enfants, donc oui ce sont des faux prétextes, comme ceux qui vont en courses maintenant tous les jours au lieu de faire des grosses courses mensuellement ou par semaines. Que les gens sortent et risquent leurs vies je m’en tamponne par contre que ces cons risquent la vie des autres c’est une autre histoire. Et étant parmi ceux qui risquent leurs vies pour ces cons, oui c’est un manque de respect pour ceux qui sont obligés.

    C’est vitale d’aller chercher du pain?
    C’est vitale d’aller chercher son loto?
    C’est vitale d’aller chercher son nous deux?

  • Amenoneko
    C’est vraiment pas mal de trouver dans les commentaires l’exemple parfait de ce que l’article dénonce… Je ferais bien tout un paragraphe sur comment le sport (roller) m’a sauvé la vie, sur comment j’en ai besoin pour ne pas tomber dans l’obésité, sur le fait que j’en faisais 20 à 30h par mois cette année, sur le fait qu’on avait plein d’évènements de prévus que j’attendais depuis plus d’un an pour certains, sur le fait que je suis sortie en faire deux fois une heure depuis le début du confinement et qu’à chaque fois je me suis pris des remarques désobligeantes (alors que je respectais toutes les recommandations, <1km de chez moi, 1m de tout le monde, dans un endroit où très très très peu de personnes passent, sans toucher de mobilier urbain), sur le fait que je suis potentiellement largement plus en contact avec le virus en allant faire mes courses…

    Mais, je n’ai pas à me justifier et, personne n’a à me juger. Chacun a ses limites, ses contraintes, ses besoins.

    C’est vital d’aller chercher du pain? => Peut-être que la personne n’a pas de congélateur pour stocker ? Et que tout est en rupture dans les magasins ?
    C’est vital d’aller chercher son loto? => Peut-être que la personne n’a pas de télé et que c’est son seul loisir ?

    Be nice, be patient, everybody’s different.

    #restezchezvous mais, si les murs se rapprochent, une petite bouffée d’air peut permettre de repartir pour quelques temps

  • Aurélia
    Hé oui le futile PEUT être utile, l’erreur est humaine et personne n’est parfait… Des évidences à rabâcher de nos jours où les « prenez soin de vous » « rester chez vous » cohabitent avec les regards désapprobateurs au moindre éternuement… Cela fait froid dans le dos… Cette inhumanité et conformité à la voix de son maître.
  • thomas charles
    J’avoue la discussion a pas mal illustré le propos pour le coup… tout est question de tact ici et de compréhension de l’autre non ? je comprends tout à fait que des médecins / infirmières, des travailleurs de l’alimentation soient dans une incompréhension totale sur le comportement des nantis (comme moi) qui sont en « télétravail » pour finir au chômage partiel et sortent pour diverses raisons surtout psychologiques. C’est là où suspendre son jugement est pas simple, surtout face à l’agressivité, au manque de compréhension, d’empathie non ? Surtout qu’on parle de situation où il va falloir un arbitrage entre l’envie de sortir et le risque à sortir. Personnellement j’ai d’énormes difficultés à suspendre mon jugement, surtout dans cette période incertaine et j’essaye plutôt d’analyser à posteriori, pas simple non plus mais un peu plus quand meme ;)

Les commentaires sont fermés.