Ce à côté de quoi les critiques du revenu universel passent

Tout à l’heure, j’écoutais Les réflexions de Jean-Marie Harribey sur le revenu universel qu’il livre dans une interview à Radio Laser. Jean-Marie Harribey est économiste membre du collectif des Économistes Atterrées et du conseil scientifique d’Attac (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne). Jean-Marie Harribey est donc un économiste plutôt anti-libéral, qu’on peut donc qualifier d’« hétérodoxe ». Et pourtant, ce qui me frappe dans sa réflexion, ce sont les impensés sur le travail qui parsèment son discours et la manière dont, sans s’en rendre compte, il se laisse encore imposer les termes du débat par les économistes libéraux.

Il y a principalement 2 énormes erreurs théoriques, selon moi, dans son discours. Et je vous propose de vous exposer lesquelles.

Suis-je en train de travailler ?

Dans son argumentaire, Jean-Marie Harribey explique que le fondement théorique du revenu universel n’est pas le bon. J’explique : le premier principe du revenu universel est d’accepter le fait que l’emploi disparait. Partant de cette acceptation, il tire la conséquence que, pour permettre à tout le monde de continuer à vivre décemment, il est nécessaire de décorréler le salaire de l’emploi en accordant à chaque citoyen, de sa naissance à sa mort, un salaire qui lui permette de vivre décemment. Bien évidemment, la question n’est pas ici de discuter de la notion de vivre décemment ni du montant du salaire.

La première critique de J-M Harribey porte donc là-dessus : selon lui (si j’interprète bien ce qu’il dit), le travail ne disparaît pas, il fait juste l’objet d’une raréfaction artificielle provoquée par le système économique libéral. En conséquence, si je comprends bien, il suffirait de forcer les entreprises à partager le travail pour résoudre le problème du chômage. En somme : descendre le seuil de déclenchement des heures supplémentaires à 30 heures au lieu de les relever à 40 comme le propose l’intolérable projet de loi El-Khomri. S’il est vrai que la dernière fois que la France a massivement créé de l’emploi, c’était en 2000 avec les 35 heures[1], il y a quand-même quelque-chose qui me gêne beaucoup dans l’argumentaire : l’impensé sur le travail et, plus précisément, cette réduction implicite du travail à l’emploi salarié. C’est une réflexion que j’avais déjà évoqué dans un coup de gueule que j’avais poussé il y a quelques temps mais il me semble nécessaire de l’approfondir.

Dans la vie, mon métier, c’est développeur de logiciels. Je suis payé pour créer des programmes qui vont faire des trucs. Prenons donc cet exemple et mettons que j’écrive un bout de code et que je le publie sur internet, mettons sur Github. Le code est ouvert, librement accessible, modifiable et redistribuable, y compris commercialement. La question qui se pose immédiatement est donc : ai-je accompli un travail qui mérite un salaire ? Cela dépend-t-il du contexte dans lequel j’ai écrit ce bout de code ?

Mettons que je l’ai écrit sur mon temps de loisir et pour le plaisir. Certains m’objecteront alors que, comme je l’ai écrit dans ce contexte et qu’il n’est pas destiné à faire partie d’un produit final qui sera vendu, alors ce n’est pas un travail qui mérite un salaire car il ne produira pas de richesse. Soit. Si, en revanche, je l’écrit pour mon employeur dans le cadre de mon emploi, et que ce code source est intégré à un produit qui sera valorisé commercialement d’une manière ou une autre, alors j’ai effectivement travaillé et je mérite un salaire.

Mais alors, les fonctionnaires travaillent-ils aussi ? Si l’on considère que le métier d’un fonctionnaire est de produire un service pour le compte de l’État et fourni gratuitement aux citoyens français alors, partant de cette réflexion, les fonctionnaires ne travaillent pas. Par exemple, les employés du SIAAP, le syndicat interdépartemental qui retraite les eaux d’égout et de pluie sur le bassin parisien, ne vendent aucun produit, ne fournissent aucun service. Les eaux que l’entreprise retraite sont rejetées directement dans la Seine et vont rejoindre la mer. Ils retraitent donc les eaux usées en pure perte et, en conséquence, ne travaillent pas. Ils ne devraient donc pas mériter de salaire. Pourquoi donc, alors, le travail des fonctionnaires est-il compté dans le PIB du pays ?

Bon, ok, c’est de la provoc’ mais continuons à suivre le fil de cette pensée.

Revenons à mon bout de code. Mettons maintenant que ce bout de code que j’ai écrit sur mon temps de loisir — et que je ne valorise pas commercialement — soit réutilisé par une entreprise et intégré à un produit que l’entreprise va vendre. Passons sur les problèmes légaux et admettons que l’entreprise est dans son bon droit parce que je l’ai autorisé expressément dans la licence. L’entreprise peut alors réutiliser le fruit de mon activité sans avoir à me rendre de comptes. Mais puisque le fruit de cette activité est intégré à un produit qui va être commercialisé et produire, donc, directement de la richesse, cette activité que j’ai eu sur mon temps de loisir n’est-il pas automatiquement devenu un travail ? Ne mériterais-je donc pas, du coup, un salaire ? Mais si je mérite un salaire dans ce cas là, pourquoi pas dans tous les autres ? Comment puis-je savoir quelles parties de mes activités ont pu être valorisées commercialement par une entreprise ?

Par un glissement de pensée, ne peut-on alors pas considérer que le temps de loisir que je passe sur des projet libres comme diaspora* ne participe pas aussi indirectement à la production des produits valorisés commercialement sur lesquels je travaille dans le cadre de mon emploi ? Par exemple, toutes les contributions que j’ai apportées à diaspora* depuis un an et demi et qui m’ont permis de considérablement progresser en JavaScript ne constituent-elles pas aussi des activités qui, indirectement m’ont permis de mieux travailler sur les web-services que je crée pour mon employeur ? Ces contributions ne devraient-elles pas, elles aussi, du coup, donner lieu à un salaire ?

Troisième cas : le fruit de mon activité est cette fois-ci reprise pour un projet de distribution Linux libre et gratuit. Mettons Mageia Linux. Cette distribution est créée et maintenue par des bénévoles pour le compte d’une association à but non-lucratif ; elle n’est donc pas vendue. Pourquoi mériterais-je moins un salaire dans ce cas que si ce bout de code était intégré à une distribution commerciale, elle, comme Red Hat ? N’est-ce pas pourtant exactement la même activité ? Et si maintenant cette distribution gratuite est utilisée dans des entreprises pour créer des produits qui, eux, seront vendus. Là, je mérite alors un salaire, n’est-ce pas ?

La première raison théorique pour laquelle les partisans du revenu universel affirment que le salaire doit-être décorrélé de l’emploi salarié, c’est précisément celle-ci : ce qui constitue un travail ou non, dans une société donnée, n’est pas une question qui a une réponse naturelle. Il s’agit primairement d’une construction sociale. Ce dont il est question avant-tout, c’est de changer la définition de ce qui constitue un travail ou non et, donc, ce qui donne le droit à un salaire ou pas. Et vouloir opposer ça à cette autre solution que constitue la réduction du temps de travail est parfaitement artificiel : ces deux propositions ne sont pas antinomiques. En revanche, refuser le salaire à vie [2], c’est refuser de remettre en cause cette construction sociale du travail et, par conséquent, continuer à se laisser imposer les termes du débat par les libéraux.

L’informatique détruit de l’emploi

la deuxième chose qui me gêne dans la pensée de J-M Harribey, c’est ce refus d’accepter que, oui, l’emploi disparaît. Et je peux vous affirmer que l’emploi disparaît. En fait, faire disparaître l’emploi, c’est même mon métier.

Car le métier d’un développeur, c’est avant-tout de produire des solutions qui permettent aux êtres humains d’être plus efficients, plus rapides, plus forts, meilleurs. Mon métier, c’est de concevoir des solutions qui vont faire que, demain, 100 personnes sur une chaîne de montage seront remplacées par des machines, que les milliers de taxis parisiens seront remplacés par des voitures autonomes, que les archivistes, les bibliothécaires[3] seront remplacés par des bornes interactives et des bras articulés qui vont chercher les documents pour vous[4]. Les emplois disparaissent parce que des gens comme moi permettent de les remplacer par des machines.

Mais une fois que nous avons conçus nos solutions, notre travail à nous, développeurs, est fait. Les cents personnes de la chaîne de montage que nos solutions ont remplacé, elles ne vont pas se mettre à faire notre métier puisque c’est fini : nos solutions existent déjà. Et ces personnes-là, que nous remplaçons, que deviennent-elles ? Comment trouvent-elles à nouveau un emploi ? Où ? Dans tous les secteurs l’informatique remplace l’humain. Il n’y aura bientôt plus un seul métier qu’une machine ne saura pas faire. L’intelligence artificielle fait des progrès phénoménaux. Récemment, nous avons pu être témoins de la première victoire d’une IA contre un joueur professionnel de go. Savez-vous comment fonctionne cette IA ? Avec des réseaux de neurones. Oui, comme dans un cerveau.

Il n’est pas question de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose. D’ailleurs, cette question est même hors de propos puisque c’est déjà arrivé. Nous avons déjà confié une très grande partie de nos vies à des machines. Très rares sont les français à passer une journée au boulot sans avoir affaire à un seul ordinateur. Nos pharmacies gèrent leur stocks avec des ordinateurs. Nos avions sont pilotés par des ordinateurs. Nos plus petites recherches s’effectuent sur nos ordinateurs. Même les agriculteurs optimisent leur cultures à l’aide d’algorithmes.

Les emplois disparaissent. Les machines les ont remplacées. Et dans un contexte dans lequel cet effet va s’accentuer de plus en plus violemment, il est tout-à-fait légitime de se demander de quoi vont vivre les non-employés de demain. De leur travail, oui, mais lequel ?

Notes de bas de page :
  1. Les chiffres oscillent généralement entre 350 000 et 500 000 emplois selon les sources même s’il reste encore 2-3 illuminés néo-libéraux pour affirmer que le mesure a détruit de l’emploi…
  2. Je préfère la solution du salaire à vie de Bernard Friot aux solutions du revenu de base ou du revenu universel
  3. Désolé, Pololasi :(
  4. P.S : c’est déjà le cas. La B.U. d’UPX est munie d’un tel système depuis bien 10 ans

Déjà 4 avis pertinents dans Ce à côté de quoi les critiques du revenu universel passent

  • pololasi
    T’inquiètes pas Augiernounou l’informatique n’est que mon outil de travail. L’IA qui remplacera mes connaissances de ma rolls des bases de données n’est pas encore née. Ceci dit merci pour la dédicace.

    .

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  • pololasi
    Et pour les automates de prêt c’est une catastrophe . Il ne le sait pas lui l’automate de prêt que les durées de prêt ça s’aménage.
    Et les automates de prêts ne savent pas faire de refoulement de collections (mouvement de collections). Il sont bien trop stupides pour savoir qu’on commence les mouvements de collections par la fin et qu’on laisse une main d’espace à la fin. Si un développeur leur apprend il n’y a plus de magasinier, en bibliothèque comme ailleurs.
    Et les magasiniers y en a même chez Amazon.
  • pololasi
    Ils finiront par apprendre c’est sur mais mal : plus personne ne veut faire ce boulot de magasinier en bibliothèque. Nous sommes de moins en moins nombreux a avoir conscience de l’importance de ce travail et à savoir le faire et dans le lot personne n’a envie d’apprendre a un robot. Ceux qui lui apprendront seront ceux qui ne comprennent pas le boulot, ça risque d’être assez comique comme résultat.
    Au de là de ça les lecteurs aiment bien causer quand ils empruntent un livre, la plupart du temps c’est du bonjour bonsoir mais c’est un contact humain et ça le robot il fera jamais.
    Sinon un automate ça peut rendre des services en bibliothèque. J’ai vécu ça à la BnF : soit des kilomètres de magasins et des millions de livres (a peu près 13 millions tout de même). Donc utilisation d’automates de transport pour amener les livres des magasins jusque derrière les salles de lecture. Au début il y a eu des ratés et puis le responsable de la DSI est descendu en magasin avec un bloc notes, il a écouté les magasiniers et depuis ça marche.

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