Le droit est politique

Je vais peut-être faire sursauter quelques avocats et juristes, mais oui, qu’ils et elles le veuillent ou non, leur métier est politique. C’est un fait qui semble pourtant acquis pour toute personne un tant soit peu éduqué politiquement : tout est politique. Mais c’est un fait qui semble échapper à certaines personnes du droit comme Me Eolas qui semble toujours se draper dans la neutralité du droit pour nier ou minimiser les conséquences politiques de certaines décisions de droit. « On pouvait pas faire autrement, c’est ce que dit la Loi, m’voyez ? ».

Dernière affaire en date, le rendu 20-83.273 de la cours de cassation du 14 octobre 2020, cassant l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, 3ᵉ section, en date du 19 mars 2020. Cette affaire, opposant Mme F., âgée de 19 ans, à l’ex-compagnon de sa mère dont elle dénonce des abus sexuels qu’elle aurait eu à subir depuis l’âge de treize ans. (Petit rappel des faits)

Il n’y a pas viol, vraiment ?

Que dit cet arrêt ? Qu’un des actes pratiqué par Monsieur l’ex-compagnon, qui semble consister en un cunnilingus forcé qui dérape en pénétration avec la langue, n’est pas un viol au regard de l’article 222-23 qui stipule que :

Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui ou sur la personne de l’auteur par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol.

Ici, il y a bien pénétration, ce que personne ne semble contester (j’ai pas lu les comptes rendus de tout le procès, je suis pas maso non plus, mais il semble que le jugement ne soit pas attaqué sur cette base) et il y a bien contrainte puisque Monsieur l’ex-compagnon est en position d’autorité sur Mme F. à l’époque des faits ce que tout le monde semble aussi reconnaître. Et pourtant… L’arrêt conclu qu’il n’y a pas lieu de poursuivre Monsieur l’ex-compagnon pour viol et requalifie les faits en agression sexuelle incestueuse par personne ayant autorité sur la victime ce que fait le point 4 de la première partie de l’arrêt. Notons, à ce stade que Monsieur l’ex-compagnon n’est ni déclaré innocent ni relaxé par un non-lieu (rappelons que le non-lieu, contrairement à ce qu’affirment beaucoup trop de professionnel·le·s de la politique, n’est pas une déclaration d’innocence).

Comment cette diablerie est-elle possible ?

Hé bien l’arrêt mentionne, outre l’article qui définit le viol en droit français, l’article 121-3 du code pénal qui définit, entre autres choses, que :

Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.

Bon, l’argument ici se comprend facilement, l’accusé n’avait pas d’intention de commettre un viol, donc y’a pas viol. Pour se justifier de l’absence d’intention, la court de cassation semble prendre 2 éléments du procès :

  1. la déclaration de Mme F… qui dit que Monsieur l’ex-compagnon « avait peur d’aller trop loin avec ses doigts mais [qu’]il ne m’a pas pénétrée. »
  2. cette interprétation qui a, donc, fait sursauter tout le monde et qui affirme que la pénétration décrite par Mme F… :

n’était « assortie d’aucune précision en termes d’intensité, de profondeur, de durée ou encore de mouvement », de sorte qu’elle « ne caractéris[ait] pas suffisamment une introduction volontaire au-delà de l’orée du vagin, suffisamment profonde pour caractériser un acte délibéré »

Ok… Comment expliquer à quel point cette interprétation est bancale…?

L’intention en droit français

… semble être une chose compliquée et fortement soumise à interprétation. En témoigne cet article de 2016 de Me Isabelle Cuilleret, avocate au barreau d’Avignon, qui mentionne les très nombreuses interprétations de diverses personnes du droit sur la notion d’intention dans les délits d’affaires. Elle précise entre autres que, avant 1994, le droit ne fait pas distinction entre un crime ou un délit commit avec une intention ou pas de le commettre. Cependant, même avec cette subtilité introduite en 1994, il reste encore des personnes de droit pour affirmer que la loi n’a pas à juger de l’intention d’une personne. Tout au plus, ce peut être un facteur aggravant. Cependant, un homme qui bat une femme jusqu’au féminicide ne voit pas son crime requalifié en un délit (moins sévère par définition) parce qu’il n’avait pas l’intention de donner la mort puisqu’à la fin, le résultat est le même : une femme est morte.

Et ici, c’est probablement une adolescente qui devra se reconstruire pour avoir une sexualité normale et satisfaisante, au minimum.

Mais puisque je n’ai aucun doute que je trouverai toujours une personne de droit conservatrice pour me répondre que « oui, nan, c’est plus compliqué et y’a tel article et telle jurisprudence » (oui, rappellons qu’avocat, c’est quand-même un métier, ça ne s’invente pas), admettons que l’intention est un élément suffisamment important pour justifier une requalification en un délit puni 1/3 moins sévèrement (quinze ans de tôle pour le viol, 10 pour l’agression sexuelle par une personne ayant autorité de droit ou de fait sur la victime).

La première est, donc la déclaration de Mme F… qui dit que Monsieur l’ex-compagnon « avait peur d’aller trop loin avec ses doigts mais [qu’]il ne m’a pas pénétrée. ». Notons ici, l’étrangeté de l’élément. L’arrêt se base sur le témoignage de Mme F… Non une déclaration de Monsieur l’ex-compagnon. Précisons qu’il est tout à fait possible que Monsieur l’ex-compagnon ait, durant le procès, affirmé qu’il n’avait pas l’intention de violer et souhaitait s’en tenir à l’agression sexuelle (ce qui serait super creepy, mais le droit n’est pas là pour sanctionner l’absence d’empathie). Mais si cette affirmation existe, l’arrêt ne le mentionne pas. Il se base sur une déclaration de Mme F… qui interprète, rétrospectivement, sur la base de ses souvenirs, possiblement plusieurs années après les faits, l’intention de Monsieur l’ex-compagnon.

Comment ne peut-on pas voir à quel point cette justification est bancale !?

Presque tous les experts en psychologie vous diront que les souvenirs font de très mauvais éléments de preuve. Les souvenirs s’oxydent très vite et sont très fortement sujets à la manipulation. Allez juste voir la page Wikipédia sur la question des faux souvenirs, c’est terrifiant !

Et, encore une fois, il est tout à fait possible que la déclaration de Mme F… ne soit en fait pas basée sur ses souvenirs du moment mais sur une conversation ultérieure qui a eu lieu entre elle et Monsieur l’ex-compagnon au cours de laquelle il lui aurait explicitement déclaré son intention de ne pas la pénétrer et de s’en tenir à une agression sexuelle (ce qui, une fois de plus, serait un terrifiant manque d’empathie). Sauf que ici aussi, l’arrêt ne le précise pas. Nous sommes donc tenus de supposer que Mme F… livre son interprétation des intentions de Monsieur l’ex-compagnon sur le moment et de mémoire avec tout ce que cela a de fragile…

Deuxième élément, reposant encore une fois sur la déclaration de Mme F… est encore plus contorsionnée. Remarquant que, la description de l’acte n’est « assortie d’aucune précision en termes d’intensité, de profondeur, de durée ou encore de mouvement », le tribunal en déduit qu’il « ne caractéris[e] pas suffisamment une introduction volontaire au-delà de l’orée du vagin, suffisamment profonde pour caractériser un acte délibéré ».

Qu’on soit clair : une pénétration est une pénétration. Point. L’absence de précision de la part de Mme F… sur la rugosité de la langue de Monsieur l’ex-compagnon ou tout autre élément contextuel ne peut pas constituer, d’une manière ou d’une autre, une preuve de présence ou d’absence de volonté d’introduire sa langue ou pas. En tout état de cause, aucune des deux personnes impliquées dans cet acte ne peut réellement affirmer avec certitude quelle volonté animait Monsieur l’ex-compagnon sur le moment et si ses actes correspondent réellement à cette volonté. Pas plus que l’état de sidération que connaissent nombre de victimes de viol sur le moment et qui les empêche d’agir en dépit du souvenir de vouloir s’enfuir, ne peut pas être considéré comme un consentement. Même si de nombreux juges continuent de l’affirmer (« elle ne s’est pas suffisamment débattue »).

Pire encore, l’arrêt affirme que l’acte « ne caractéris[e] pas suffisamment une introduction volontaire au-delà de l’orée du vagin, suffisamment profonde pour caractériser un acte délibéré ». Notez l’utilisation des termes : l’acte ne peut être considéré comme délibéré que si la pénétration est suffisamment profonde or ici, la cour note que l’introduction ne peut être, au maximum, considérée volontaire que jusqu’à l’orée du vagin (le vestibule, donc).

À quel putain de moment peut-on considérer que cette interprétation de la loi est politiquement neutre et n’est pas une interprétation conservatrice, voire réactionnaire de la loi !?

Cet arrêt est politique

Point.

Donc, quand le camarade Eolas nous dit :

Un de ces quatre, je vous dirai ce que je pense de ces militants qui, au nom d’une cause qu’ils trouvent noble, s’estiment affranchis de la moindre parcelle d’honnêteté intellectuelle. Spoiler : il y aura plein de gros mots.

J’ai envie de répondre : cool story bro, mais les gros mots ne sont pas un putain d’argument et cet arrêt n’est pas moins militant politiquement ni plus intellectuellement honnête que ces militants que tu aimes à dénoncer régulièrement. Il est temps que les personnes de droit prennent conscience de la nature hautement politique et, donc, hautement subjective de leur métier. Les juges, particulièrement. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les militants et militantes communistes parlent de justice de classe : la loi est significativement plus tendre avec certains groupes sociaux qu’avec d’autres. Déjà parce que certains groupes sociaux prennent significativement plus de place dans son élaboration mais aussi parce que ces mêmes prennent significativement plus de place dans son interprétation.

Lorsque Balkany, en dépit des nombreuses années de crime en col blanc, ne reste en prison que quelques mois lorsque certains prisonniers y meurent, c’est politique. Et lorsque le juge du procès de Bobigny relaxe Marie-Claire Chevalier, Lucette Dubouchet et Renée Sausset et ,e condamne Michèle Chevalier qu’à une amende ridicule, rendant factuellement caduque la loi de 1920 sur l’avortement, tout ceci est légal. Mais tout ceci est surtout politique.

La cour de cassation aurait pu trouver d’autres textes et fournir une autre interprétation de ceux-ci pour faire condamner définitivement Monsieur l’ex-compagnon. Elle ne l’a pas fait. Et c’est une décision politique et militante.

Déjà un avis pertinent dans Le droit est politique :

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