Le marxisme est-il une théorie économique ?

Je discutais récemment avec un ami keynésien de la question de si le marxisme est une théorie économique — comme le keynésianisme — ou une idéologie politique. Question complexe s’il en est, et, comme notre mode d’expression ne me permettait pas de développer une pensée complexe facilement, j’ai décidé de jeter quelques notes ici.

Commençons par dresser les grandes lignes de ma pensée et, en particulier la plus importante : tout est toujours politique. La politique est ce qui a trait à l’organisation de la cité. Par extension, tout ce qui concerne le modèle de société que l’on souhaite construire est politique. Cela emporte un fait important : puisque c’est politique, ce n’est pas naturel, au sens où il n’y a pas de réponse figée aux questions posées et que tout peut toujours être réinterrogé en permanence.

En cela, le premier nom de la discipline s’intéressant aux échanges économiques entre les êtres humains était assez honnête. Du temps d’Adam Smith, l’on parlait volontiers d’économie politique. Ce n’est que dans les années 80 que l’on a commencé à parler de sciences économiques dans une volonté de présenter l’économie comme une science dure, dont les règles peuvent être dressées aussi sûrement que des théorèmes mathématiques. Mais le fait qu’il existe encore un débat très vif au sein de la discipline prouve que l’exactitude de la science économique est plus une chimère qu’autre chose. En ce qui me concerne, l’économie politique est une science expérimentale au même titre que la sociologie ou la psychologie. On peut, bien sûr, mener des expériences pour comprendre les comportements économiques humains et en tirer des connaissances. Mais cette discipline reste entièrement dépendante de la nature chaotique et changeante d’une société humaine.

Cela ne signifie pas que l’on ne puisse pas étudier et théoriser ces comportements, bien sûr. Et c’est exactement ce que font la sociologie et psychologie. Mais cela signifie que cette science ne peut rien nous dire sur le modèle économique idéal à adopter. Cette question est une question politique. Dès lors, il faut absolument remettre en cause tout discours de soi-disant expert affirmant qu’il est nécessaire de mettre en place telle ou telle réforme pour améliorer l’économie d’un pays tant que l’on a pas interrogé le modèle économique, donc le modèle de société, que l’on souhaite mettre en place.

Et c’est exactement, à mes yeux, la différence fondamentale entre le marxisme et le keynésianisme.

Qu’est-ce que la proprié… le keynésianisme ?

Le keynésianisme est un courant de pensée économique né des écrits de John Maynard Keynes au alentours de la grande dépression des années 30 et élaborée pour y apporter une réponse. Pour comprendre cette théorie, il faut avant tout comprendre ce qu’est cette crise. Elle trouve sa source dans l’éclatement d’une bulle spéculative boursière en 1929 aux États-Unis. Comme, malheureusement, je n’aurais pas la place dans ce billet d’expliquer la nature d’une bulle spéculative et quels mécanismes sous-tendent sa formation et son éclatement, je vous renvoie à trois vidéos de la chaîne Heu?rêka qui expliquent la crise des subprimes de 2008 dont le déroulement est sensiblement le même. Dans la suite du billet, je considérerais que ces vidéos ont été vues et les mécanismes de bulle spéculative compris.

Après la seconde guerre mondiale, les origines de la grande dépression commencent à être comprises. Deux choses en sont à l’origine : la réduction massive de la demande par rapport à l’offre conduisant à une chute des prix (ce qui s’est passé dans l’immobilier américain au cours de la crise des subprimes) et la réduction massive des prêts accordés par les banques aux ménages et aux entreprises conduisant à une chute de l’investissement et de la consommation. L’argent se met à stagner dans des épargnes et cesse de circuler dans le circuit économique conduisant à une réduction colossale de la masse monétaire disponible dans l’économie[1]. À la suite de cette crise, Keynes imagine alors que, lorsque les banques se mettent à paniquer et cessent de prêter de l’argent aux ménages et aux entreprises, c’est le rôle de l’État d’assurer la continuité de l’investissement à travers une politique d’investissement public. Cette théorie donnera la politique du New deal menée par Roosevelt entre 1933 et 1938.

Le keynésianisme est dont une théorie économique dans laquelle l’investissement privé doit être secondé, voire contrôlé, par l’État qui a un rôle fort à jouer dans l’organisation économique du pays. En cela, cette théorie s’oppose aux divers courants libéraux — dont la théorie néo-classique aujourd’hui dominante dans les pays industrialisés — selon lesquels l’État a un rôle minimal à jouer dans l’organisation de l’économie du pays et le plus grand éventail de libertés doit être laissé à l’initiative individuelle.

Et là, une chose devrait vous sauter aux yeux : il existe, au sein de l’économie politique, divers courants de pensée qui font débat, qui ont des arguments valides et un modèle de société théoriquement viable. Et il n’y a aucune expérience claire et reproductible qui permette de déterminer quel système est le meilleur.

À mes yeux, il ne peut y avoir de preuve plus évidente que l’économie est politique et qu’à travers ses différents courants s’affrontent en fait diverses visions possibles de la société. Le keynésianisme est donc, certes, une théorie économique, mais ce n’en est pas moins pour autant une idéologie politique.

Dis, papa, c’est quoi cette bouteille de capitalisme ?

Le keynésianisme est une idéologie politique parce qu’elle propose, implicitement, un modèle de société dotée d’une économie capitaliste. Cette théorie politique ne remet pas en cause les bases théoriques et politiques du capitalisme. En fait, c’est une théorie qui ne se contente que de patcher les problèmes inhérents à une économie capitaliste financiarisée comme celle dans laquelle nous vivons. Une telle économie est, à mes yeux, structurellement incapable de fonctionner correctement ad hoc. L’histoire des économies dans lesquelles reigne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de phases de croissance et de crises[2]. Ces crises sont d’ailleurs dites systémiques, c’est-à-dire qu’elles sont créés par le système économique lui-même. Et les causes qui en sont à la source sont toujours les mêmes : l’apparition d’une bulle spéculative sur le marché secondaire des biens ou des produits financiers[3].

Mais le keynésianisme, à aucun moment n’interroge les fondements théoriques et la légitimité d’un système économique capitaliste. D’ailleurs, quels sont ces fondements théoriques ?

Hé bien le capitalisme trouve sa source dans deux axiomes principaux :

  1. la défense de la propriété privée est un droit inaliénable (deuxième droit définit dans la DDHC de 1789…)
  2. il est légitime de tirer bénéfice de cette propriété (notamment la propriété des moyens de production, ce qui consistue alors le versement d’un dividende)

Ces deux axiomes sont interessants pour dresser un modèle économique. Mais ce ne sont que des axiomes. Et — comme les 5 axiomes d’Euclides qui permettent d’élaborer la géométrie que l’on apprend tous au collège, et constituent la base des théorèmes comme celui de Pythagore[4]leur remise en cause ne crée pas un système économique incohérent. Elle crée un système économique différent, mais parfaitement viable. De la même manière que, lorsque l’on remet en cause les 5 axiomes d’Euclide, on crée tout une série de géométries non-euclidiennes.

Le problème d’avoir évacué la politique de l’économie, c’est qu’il nous est alors impossible d’interroger les fondements politiques du capitalisme. La défense de la propriété privée et son exploitation lucrative, nous apparaissent alors comme des choses naturelles. Qui sont. Et ont toujours été.

Das Kapital, un yaourt onctueux avec des gros bouts de marxisme dedans

Or, ce que fait le marxisme, c’est précisément réinterroger les fondements politiques du capitalisme après en avoir analysé ses fondements théoriques et sa structure. Et voici la grille de lecture de la société que nous propose le marxisme :

  1. la société est divisée en classes sociales ; une affirmation que même l’INSEE approuve, bien qu’elle les appelle des catégories socio-professionnelles,
  2. parmis ces classes, deux groupes principaux se distinguent : les capitalistes qui possèdent les moyens de production et en tirent un bénéfice considérable, et les prolétaires, qui n’ont d’autre choix, pour survivre que d’aller s’employer auprès des capitalistes[5],
  3. ces deux groupes se livrent une lutte pour le pouvoir politique et économique.

Marx précise alors que, pour mettre fin à cette lutte politique et économique entre les classes, il faut donc mettre fin à la propriété privée des moyens de production en instaurant le communisme. Et… C’est tout.

La suite se joue dans les divers courants socialistes révolutionnaires apparus au XIXe siècle. Le plus connu, évidemment, et celui qui a donné les seuls exemples, à ma connaissance, de régimes communistes du XXe siècle, c’est le marxisme-léninisme ou communiste bolchevik. C’est un modèle de société que tout le monde connaît bien — et, certes prôné par Marx lui-même de son vivant, mais on ne peut avoir raison à chaque fois — dans lequel un État fort et bureaucratique planifie l’économie et possède toutes les entreprises.

Mais il existe bien d’autres courants de pensée. Et, en particulier, le communisme libertaire ou communisme anarchiste. Dans ce modèle-là, l’État est aboli et les entreprises remises entre les mains des travailleurs eux-mêmes. Vous vous demandez sûrement quelle est la différence avec le capitalisme : la propriété privée existe alors toujours ! Sauf que non. Car le titre de propriété est rattaché non plus à la personne, mais au poste de travail. L’on ne peut plus jouir des bénéfices d’une entreprise que si l’on y travaille. C’est-à-dire si l’on participe à la production de valeur économique.

Alors bien sûr, contrairement au kénésianisme, qui se contente de modifier un système économique existant, les divers courants de pensée du marxisme en réinventent un nouveau. Et se posent alors tout un tas de questions que je n’ai marlheureusement pas la place d’adresser dans ce billet. Par exemple : comment organiser l’investissement sans capitalistes et sans rémunération du capital ? Sachez que des modèles existent et, notamment, celui qui a ma préférence : le modèle de Bernard Friot.

Mais au final, le marxisme est-il une idéologie politique ? Oui, bien sûr. Tout est politique. Mais le keynésianisme aussi. Et, au même titre que le keynésianisme est une théorie économique, le marxisme l’est aussi. Car ce sont deux courants d’une discipline nommé économie politique.

P.S. : J’en profite pour redonner une série de documentaires produite par Arte sur la capitalisme et qui en détaille très bien son histoire et sa structure à travers la pensée de 5 économistes :

Notes de bas de page :
  1. Ceci est un résumé à la faucille ; je vous avais prévenu qu’il fallait regarder les vidéos ;)
  2. Reconnaîtras-tu la référence ? 😏
  3. Vraiment, si vous ne l’avez pas encore fait, allez voir les trois vidéos…
  4. Quelques explications ne feront probablement pas de mal
  5. « Le pistolet de la survie braquée sur la tempe », comme le dit Lordon

Déjà 6 avis pertinents dans Le marxisme est-il une théorie économique ?

  • Robert Biloute
    Très bon billet,je m’étonne juste que t’aies encore des amis keynesiens, chien d’infidèles :)

    Bon j’ai du mal avec « communiste anarchiste » vu ce que les bolchos ont mis dans le cu des anars systématiquement, avec insistance et perfidie.. Menfin c’est l’Histoire, mais AMHA c’est aussi la confrontation terrible entre 100% matérialisme (cocos) et « c bon ya autre chose que le matérialisme dans la vie » (anars)

    Aussi j’aime fien faire chier sur l’utilisation de « communisme », mais faudrait ptêtre que j’arrête.
    Le truc c’est que si on prend le manifeste comme référence, alors pour moi le communisme c’est juste une tactique, une méthode, une étape pratique pour parvenir à l’objectif: état socialiste, plus de propriété lucrative des moyens de production.
    Je veux dire ça fait pas vraiment partie du corpus théorique à mon avis, ce communisme, c’est déjà dans le domaine des « applications pratiques », et c’est sur cette manière de faire que diverge la plupart des courants (qui par ailleurs ont des objectifs assez semblables: entre le paradis socialiste des bolchos et le paradis socialiste des anars, ben ya pas de différence, plus d’état, plus de PMP[*], fête du slip et frites à gogo)
    Bon comme dit faut ptêtre que j’arrête, décidément tout le monde n’a pas l’air d’accord sur les termes dans le détail (faut dire je prends qu’une seule référence, alors que « socialisme » par ex., ça a historiquement des tas d’autres sens que via le seul marxisme..)

    PS: ya aussi le communisme conseilliste, pas mal je trouve

    PS2:

    > L’on ne peut plus jouir des bénéfices d’une entreprise que si l’on y travaille. C’est-à-dire si l’on participe à la production de valeur économique.

    à rapprocher de la propriété d’usage plutôt que la propriété « d »user et d’abuser » (Proudhon FTW)
    Moi c’est le manifeste et qques autres commentaires de Marx qui m’ont convaincu de la puissance du raisonnement, mais c’est Proudhon qui remporte mon petit coeur d’anar:
    – la propriété, c’est le vol
    – la propriété, c’est la liberté
    – il faut se coltiner cette dialectique si on veut arriver à quelque chose

    Perso ça m’amène vers des trucs du genre propriété dépendante de l’échelle:
    – à petite échelle, propriété privée possible (mais éventuellement sous la forme exclusive de la propriété d’usage)
    – à grande échelle (frontière à définir of course): on ferme sa gueule et on collectivise, parceque C’EST COMME ÇA VOS GUEULES LES BOURGEOIS, si tu veux entreprendre avec bénefs ouvre donc une boulangerie et met les mains dans la farine et fais pas chier. (je m’énerve un peu j’ai arrêté de fumer)

    [*] Propriété de Moyens de Production: ‘tain en fait j’ai horreur des acronymes, mais là vraiment ça fait trop chier cette expression!

  • La théorie marxiste se décompose en trois volets: l’économie politique, la politique et la philosophie. Les trois sont liés par une cohérence d’ensemble, mais un regard sur la bibliographie de Marx montre que la presque totalité de ses ouvrages se spécialisent dans un de ces trois domaines. Donc le marxisme n’EST pas une théorie économique, mais il A une théorie économique.
    Un des paradoxes est que Marx ne traite du socialisme que dans ses ouvrages politiques, jamais dans ses ouvrages économiques. Ceux-ci sont dédiés à la critique des économistes et à l’analyse du capitalisme. Dans la fameuse controverse sur le calcul socialiste de l’entre-deux-guerres, les libéraux (Hayek et Mises) adresseront ce reproche au marxisme, reproche largement fondé.
    L’économie politique de Marx ne doit pas rougir de honte. Elle est d’un niveau honorable; autre chose est d’y adhérer ou de la rejeter. Elle est surtout réputée pour sa théorie de la plus-value sur laquelle se fonde le concept d’exploitation. La théorie de la PV repose elle-même sur la théorie de la valeur-travail, que Marx prétend avoir reprise de Ricardo. Il faut toutefois préciser que pour ce dernier, la valeur-travail n’était qu’une approximation d’une valeur en fait fondée sur le coût de production. Marx lui-même semble avoir compris que la valeur-travail n’explique pas la valeur d’échange, puisque dans le troisième livre du capital, nous apprenons la théorie des « prix de production » fondés sur la péréquation du taux de profit, une explication plus sensée que celle de la valeur-travail. Marx a donc deux théories de la valeur, mais il ne peut se résoudre à lâcher celle de la valeur-travail, nécessaire à la théorie de la PV. Il les conserve toutes deux en forçant un postulat de cohérence entre les deux, qu’il ne peut évidemment pas démontrer.
    La théorie de la valeur et de la PV est donc boiteuse. Par contre, les analyses de Marx sur la composition organique du capital, la péréquation du taux de profit, les métamorphoses et la rotation du capital, la reproduction simple et élargie sont d’une réelle perspicacité.
    J’explique tout ceci et bien plus dans mon livre « Ombres et lumières de l’économie politique » disponible sur le site http://www.eco-medie.be

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