Mon père

Le 27 octobre 2012, j’accompagnais mon père pour son dernier voyage en voiture. Mal assuré dans ma conduite, je faisais bien attention aux nids de poule qui parsemaient la route, je conduisais souplement.

« Ne t’inquiète pas, j’ai pas mal »m’a-t-il déclaré.

C’est sûr, en 14 mois de suffocation, de vomissements provoqués par la chimiothérapie, de vertiges et de dépression, sa vision de la douleur a dû quelque peu changer. Et puis il y avait les patchs de morphine, que les médecins ne se privaient plus de lui administrer, conscients qu’ils étaient de l’inéluctabilité de son sort.

Un carcinome pulmonaire à petites cellules, on n’en guérit pas.

Cette déclaration aurait dû me rassurer ; elle se voulait positive. Et pourtant elle m’a brisé le cœur. Il y avait dans le ton de sa voix une forme de résignation, une forme de conscience du fait qu’il venait à l’hôpital pour la dernière fois.

Arrivé là, je me suis arrêté devant l’entrée des urgences. Je savais qu’il ne ferait pas plus de 10 mètres à pied ; l’état de ces poumons ne le lui permettait plus. Il fallait l’amener aussi proche que possible d’un fauteuil roulant. Il n’y avait pas grand monde ce jour-là, heureusement. Je l’ai installé dans un fauteuil aux roues dégonflées et l’ai laissé là, comme un petit vieux, le temps d’aller me garer sur le parking. Mon père, que j’avais toujours connu comme une force de la nature avec ses paluches de paysan, m’avait toujours fait peur. Il n’était désormais plus capable d’écraser même une mouche sans ailes ni pattes.

Mon père avait eu une enfance difficile, élevé par un père violent et alcoolique et une mère indifférente. Dans la fratrie, la discorde avait toujours été la règle ; même après sa mort, lorsqu’il a fallu régler le sort des biens qu’il avait hérité de ses parents. Il n’a toujours été proche que d’une personne : sa sœur — la seule de la fratrie qui l’a soutenu durant son cancer. Il a grandi dans une époque de la vieille école : un homme ne montre pas ses sentiments, est fort, ne pleure pas. Je ne l’ai vu pleurer qu’à l’inhumation de sa mère. La seule fois de sa vie. Il faut croire que je ne tiens pas de lui. Nous n’avons jamais été proches, lui et moi. Il faut dire qu’une fois atteint adolescence il n’a plus su comment nous parler. J’ai manqué d’un père, mais je sais aujourd’hui qu’il a fait de son mieux avec son histoire ; la faute à pas-de-chance, cette pute…

J’ai probablement fait beaucoup de choses dans ma vie pour lui, qu’il soit fier. Je continue encore sûrement aujourd’hui. Un père, ça marque toujours une enfance, en bien ou en mal. Ma passion pour l’informatique, je la lui doit. Il a rapporté à la maison notre premier ordinateur au début des années 90. Nous en avons toujours eu depuis. Après le bac, ma mère et lui nous ont offert à chacun un ordinateur portable pour nos études. Il n’a pas eu la chance de voir ce que je pouvais en faire aujourd’hui, mon plus gros regret.

Il est mort un premier novembre, à 51 ans.

Ça me fait bien chier d’ailleurs, parce que quand je me déplace, comme tous les ans, sur sa tombe pour me recueillir, il y a toujours plein de petits vieux qui viennent là par habitude — parce que ce jour là, il est convenable de fêter ses morts — et qui se promènent en faisant des commentaires sur les tombes. Ça donne un peu l’impression qu’il a fait ça pour se foutre de notre gueule d’ailleurs, ce con… Un troll tardif. Tel père tel fils… Je préfère rire de la blague, attendre un peu que les petits vieux aient fini de faire leur devoir de mémoire pour pouvoir me recueillir.

Aujourd’hui démarre une nouvelle année qu’il ne verra pas ; que ma famille et moi regarderont passer sans lui.

Si vous cherchez une morale ou un sens à ce billet, il n’y en a pas. Je voulais juste rendre hommage à un homme que j’ai aimé autant que je l’ai détesté ; dont j’ai été fier autant qu’il m’a déçu.

C’était mon père ; il avait 51 ans.

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